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LE DOUBLE DOMICILE DE L'ENFANT APRES LE DIVORCE

Une solution dans la logique de la co-parentalité de Gérard NEYRAND

(texte non définitif en vue d'une prochaine publication)

 

Le sujet dont je vais vous parler ce soir : la possibilité pour l'enfant de posséder deux domiciles après la séparation de ses parents et d'y résider alternativement, apparaît éminemment polémique.

Pourtant cette solution semblerait à première vue devoir satisfaire l'ensemble des personnes concernées, c'est-à-dire au premier chef les deux parents et l'enfant lui-même. Elle s'inscrit en effet dans la logique de l'égalité entre les conjoints dorénavant partout promue, et du maintien du lien de l'enfant à ses deux parents après la séparation, objectif désormais présenté comme primordial dans toute gestion de l'après-divorce.

Pourquoi donc y a-t-il problème ? C'est que par delà les bonnes intentions affichées, autrement dit Agir pour l'intérêt de l'enfant, les enfants et les parents qui souhaiteraient mettre en pratique une telle solution se trouvent confrontés au refus de l'institution juridique de reconnaître le bien-fondé d'une telle façon de procéder et à la volonté plus ou moins explicite de celle-ci d'empêcher de telles pratiques.

Cette attitude de la justice s'inscrit d'une certaine façon dans le prolongement d'un certain nombre d'idées reçues et de présupposés contre la résidence alternée que l'on rencontre dans les médias et l'opinion publique, et qui sont le reflet aussi bien de l'intériorisation du partage des attributions accordées à chacun des sexes et chacun des parents (en termes de domaines de spécialisation, de rôles et même de fonctions parentales) que de la légitimation de cette différenciation des places parentales par un certain nombre de discours psychologiques présentés comme des références scientifiques incontestables.

On comprend ainsi que ce sujet soit porteur d'autant de conflits potentiels, car il met en jeu aussi bien les conceptions sociales et leurs expressions individuelles de ce qu'est un homme et une femme, un père et une mère, que le statut du droit et de la justice dans notre fonctionnement social, ainsi que la place du savoir constitué et de l'expertise comme référentiels de nos normes de comportement et de gestion des relations interindividuelles.

Le sujet s'avère d'autant plus épineux que notre époque a connu un certain nombre de bouleversements sur le plan des moeurs et que la nécessité d'une stabilisation s'est faite sentir avec la recherche de grands principes de référence admis par tous et reconnus comme légitimes. Et ce dans un contexte caractérisé par l'affrontement de conceptions différentes du monde, de la place de chacun et de ses attributions.

L'affirmation d'une volonté féministe d'égalisation des statuts entre les sexes participe de ces grands axes organisateurs, le primat attribué à l'intérêt de l'enfant en constitue un autre, alors que la justice elle-même s'est trouvée dans l'obligation de rechercher dans la référence aux moeurs un autre principe de légitimité que la référence par trop arbitraire à des valeurs atemporelles et transcendantes à l'ordre social.

Dans ce contexte, la production des lois apparaît comme la résultante d'une ensemble de déterminations qui participe aussi bien du champ juridique lui-même que du système social et des forces qui le traversent : courants idéologiques, savoirs constitués et mouvements de revendication.

Je me trouve donc interpellé en tant que producteur de savoir, éventuellement en désaccord ou en décalage avec d'autres savoirs produits dans le champ dit scientifique, pour intervenir dans une association de médiation familiale dont l'un des responsables éminents milite aussi dans une association de pères. Organismes qui, d'une certaine façon, sont positionnés en groupe de pression.

II s'agit donc pour moi d'être clair sur la place dont je parle et sur ce que je peux apporter au débat. Dans cet état d'esprit, je rappellerai cette citation de Pierre Bourdieu à propos de «la domination masculine».

«Transformer, sans autre forme de procès, en problème sociologique, le problème social posé par une groupe dominé [en l'occurrence celui des femmes dans une société patriarcale], c'est se vouer à manquer d'emblée ce qui fait la réalité même de l'objet, en substituant à une relation sociale de domination une entité substantielle, une essence, pensée en elle-même, et pour elle-même, tout comme peut l'être (et c'est déjà fait avec les "mens studies") l'entité complémentaire» 1.

1 - Pierre Bourdieu, "La domination masculine", Actes de la recherche en sciences sociales, 1984, sept. 90, p. 30.

II ne s'agira donc pas ici de traiter de la difficile situation des pères sans autre forme de procès, car ceux-ci ne constituent pas en tant que telle une entité isolée, mais doivent être compris comme des acteurs différenciés pris dans un système de relations, dont certaines participent de déterminations sociales globales (parfois conflictuelles) et d'autres plus individuelles. Chose à laquelle, en tant que membre d'une association de médiation, vous êtes déjà sensibilisés.

Mon propos consiste ainsi moins à prendre position et argumenter en faveur d'une évolution souhaitable que d'essayer d'analyser une situation. Cette analyse pouvant alors peut-être aider à mettre en place une transformation.

Disons d'emblée que je suis loin d'être arrivé au terme de ma réflexion sur le sujet. Vous ne m'en voudrez donc pas si mon propos n'est pas toujours abouti.

Les ambiguïtés de la justice

A la fin des années 60 et surtout dès le début des années 70, la justice qui fonctionnait encore dans le domaine familial sur un modèle patriarcal passablement obsolète s'est trouvée confrontée à l'expression au niveau des comportements patrimoniaux et parentaux, d'une mutation sociale très profonde des façons de concevoir la conjugalité et la parentalité, et, plus globalement encore, les relations privées, ce que d'une façon très elliptique on a appelé «l'évolution des moeurs.

Je ne reviendrai pas sur cette évolution que vous êtes bien placés pour connaître puisqu'elle a en quelque sorte générée la médiation familiale.

Ce qu'il faut ici en retenir, c'est que, s'appuyant sur une revendication féministe d'égalité entre les sexes et d'autonomisation des femmes, parallèle à la montée des valeurs de plaisir et de bien-être et de réalisation individuelle, cette évolution a complètement remis en cause le modèle traditionnel d'une famille nucléaire où le père occupait le rôle public, notamment de pourvoyeur de ressources, et la mère le rôle privé, notamment d'élevage des enfants.

La traduction d'une évolution aussi fondamentale n'a pas manqué de se faire sentir au niveau du droit, même incomplètement et avec un temps de retard.

Notamment parce que la croissance continue des divorces a posé avec de plus en plus d'insistance la question d'une véritable gestion moderne de ceux-ci, remettant en cause l'hégémonie du «divorce pour faute» . et mettant sur le devant de la scène le statut de l'enfant après la séparation.

La façon dont la justice a évolué sur ces questions est très complexe car elle participe à la fois des modifications advenues dans le champ juridique, le domaine politique et les relations privées. Je resterai donc allusif sur ce sujet. Je vous renvoie pour plus d'informations à l'excellente analyse qui en est faite par Jacques Commaille dans L'esprit sociologique des lois (PUF, 1994).

Schématiquement, on peut rappeler les dates principales de cette évolution et leur signification:

• En 1970, la loi supprime toute prépondérance du mari sur la femme et substitue au concept de puissance paternelle celui d'autorité parentale. Celle-ci est attribuée égalitairement au père et à la mère, chacun l'exerçant conjointement. Ces dispositions cependant ne concerne pas la famille naturelle où l'autorité parentale est exercée exclusivement par la mère.

• En 1972, une nouvelle loi sur la filiation reconnaît un statut identique aux enfants légitimes et aux enfants naturels. Étape importante, qui marque la volonté de ne pas pénaliser les enfants nés hors mariage, et de ne pas leur faire porter le poids de l'évolution des moeurs.

• En 1975, une réforme fondamentale dit divorce est promulguée. Le "divorce par consentement mutuel" permet désormais aux époux de se séparer sur la base d'un accord entre eux. Il n'est plus nécessaire de fournir la preuve d'une faute de l'un d'entre eux pour demander le divorce.

Le parent auquel le tribunal a confié la garde de l'enfant se voit attribuer conjointement la résidence de celui-ci et l'exercice de l'autorité parentale.

• En 1987, la loi Malhuret réforme la loi de 1970 sur l'autorité parentale. Elle correspond au souci de conserver à l'enfant ses deux parents, conformément au nouveau principe de référence: l'intérêt de l'enfant. Ce principe a remplacé le principe antérieur structuré autour de la notion de faute d'un des conjoints.

Ce texte a été rédigé sous la pression d'associations de pères divorcés désireux d'obtenir un statut de parent à part entière après la séparation. II traduit la volonté du législateur de faciliter le recours à l'autorité parentale conjointe. L'ancienne notion de garde de l'enfant est abandonnée.

Le juge distingue l'attribution de l'autorité parentale, en favorisant l'autorité conjointe, et l'attribution de la résidence habituelle de l'enfant. Désormais l'autorité parentale peut être partagée alors que la résidence est fixée chez un parent.
Dans le cas des familles naturelles, l'autorité parentale est toujours exercée prioritairement par la mère.

• En 1993, l'exercice en commun de l'autorité parentale dans la famille naturelle devient la règle lorsque certaines conditions sont remplies. Ces conditions sont censées traduire "la volonté des père et mère d'assumer leur responsabilité parentale": l'enfant doit avoir été reconnu par ses deux parents avant l'âge de un an, ceux-ci doivent vivre ensemble lors de la reconnaissance de l'enfant.

Cette deuxième condition limite la portée de la loi. La vie commune n'est pas forcément facile à prouver, ni une obligation pour que les parents montrent de l'intérêt pour leur enfant, et la démarche demandée risque avant tout d'envenimer les choses.

En tout cas, la mise en avant du nouveau principe à tout faire que constitue l'intérêt de l'enfant traduit bien l'essentiel de l'évolution intervenue. J'en dégagerais quatre grandes dimensions:

- la tendance de la logique juridique au passage d'une référence dominante à la transcendance des principes d'une philosophie politique du droit (incarné par la figure du «législateur juridique») à une référence dominante à l'immanence de l'adaptation aux «moeurs» (par le biais de la production d'une connaissance socio-démographique des comportements). Tendance dont l'analyse de Jacques Commaille montre bien tout le caractère contradictoire et polémique et la complexité des processus interactifs en jeu. La mise en évidence d'une telle complexité permet d'échapper ainsi «à la classique alternative qui oppose l'ajustement du droit aux moeurs et l'encadrement des pratiques privées par les mesures publiques»2.

2 - Claude Martin, L'après divorce. Lien familial et vulnérabilité, Rennes, P.U.R., 1997, p. 19.

- la tendance concomitante à la «désinstitutionnalisation» de la gestion du divorce et des conflits familiaux, exprimant une volonté croissante de «neutralité» à l'égard des évolutions familiales, sous-tendue par «le souci du respect d'un principe politique général dans l'élaboration des lois : celui de la démocratie, en l'occurrence ici le respect des aspirations des citoyens dans leur diversité»3.

3 - Jean Carbonier, Essais sur les lois, Paris, Répertoires du notariat Defrénois, 1979, p. 243.

- la tendance à ce que désormais la question de l'enfant conditionne l'attitude de la justice, en différenciant pour elle deux positions. L'une, de neutralité, à l'égard du couple conjugal ou de la famille constituée, l'autre, d'intervention ou de contrôle, à l'égard du couple parental dans la famille désunie.

- la tendance à la dissociation explicite de la conjugalité et de la parentalité, exprimant la montée du droit des individus au détriment d'une conception holiste du groupe familial. «La mobilisation des esprits et des forces politiques et sociales ne se feraient plus autour des différences de conception sur la structure familiale ou sur la préservation nécessaire ou non de l'institution familiale, mais sur la confrontation d'intérêts respectifs d'individus, en l'occurrence les hommes et les femmes»4.

4 - Jacques Commaille, L'esprit sociologique des lois, op. cil., p. 89.

Plusieurs conséquences de cette évolution peuvent alors être appréhendées dans la façon dont les prises de position du droit vont se traduire au niveau des pratiques juridiques aussi bien que du positionnement des individus au regard du système normatif de régulation des relations privées que constitue la loi.

L'évolution du droit participe ainsi du glissement d'une position d'affirmation de l'institution familiale à la reconnaissance d'une contestation, par la pratique des acteurs, de la prépondérance du cadre institutionnel formel de la famille. Ce progressif et conflictuel glissement traduit la dissociation de deux logiques divergentes de gestion sociale, qui, dans l'esprit de bien des politiques, exprime une tentative de sauvegarder l'essentiel : la légitimité de l'ordre familial ré-articulé autour du statut de l'enfant.

La mise en avant de la nécessité de préserver le couple parental au-delà de la faillite du couple conjugal traduit ainsi «ce dernier espoir pour les artisans de l'institution familiale traditionnelle que le maintien du couple parental (...) représente... une possibilité de survie, même partielle, de la famille légitime»5.

5 - L'esprit sociologique des lois, op, cil., p. 78.

En l'occurrence, ces deux logiques participent de deux conceptions différentes des relations familiales à l'oeuvre dans le social et son expression dans le champ juridique:

- l'une privilégie l'individualité et le droit de chacun à disposer de lui-même (logique d'égalité, située au niveau des principes, s'opposant à la logique de différenciation fonctionnelle de l'institution familiale),

- l'autre met en avant l'intérêt de l'enfant et la préservation d'un cadre relationnel optimal référant à la distinction de fonctions parentales spécifiques(logique de différenciation, répondant à l'existence d'une pratique sociale dominante érigée en norme: la prépondérance de la femme dans l'éducation).

La première logique participe de la montée de l'individu, elle s'appuie sur la reconnaissance des valeurs de liberté personnelle et manifeste comme je l'ai dit une volonté croissante de neutralité éthique à l'égard du contenu de la vie privées6, bâtie sur une conception contractuelle de l'organisation des relations privées. Elle sous-tend le mouvement d'émancipation des femmes et d'égalisation des rôles sexuels, en trouvant notamment une double expression dans l'investissement par les femmes (ou grand nombre d'entre elles) du Public et par les hommes (ou beaucoup d'entre eux) du Privé.

6 - En ce sens elle favorise la désinstitutionnalisation de la vie privée, la tendance à laisser de plus en plus les individus régler eux-mêmes les dispositions concernant leur sphère intime.

Cette logique se heurte à la logique concurrente que constitue la reconnaissance de l'importance accordée à l'enfant, selon une modalité qui différencie des places parentales distinctes à partir d'une essentialisation des fonctions maternelle et paternelle7. Pour cette conception, à partir du moment où il est fécond, le couple acquiert une responsabilité nouvelle, qui est aussi sociale, la famille n'est plus seulement une affaire privée comme peut l'être le couple, elle constitue une institution8, dans la mesure où le nouvel individu qu'elle assume est un être social sur lequel l'État exerce une fonction de soutien, voire de contrôle9.

7 - L'expression la plus sophistiquée d'une telle position se trouve sans doute dans l'oeuvre de Pierre Legendre, notamment son texte le plus célèbre: "L'inestimable objet de la transmission", in Leçon IV, Paris, Fayard, 1985.

8- Voir Bernadette Barthelet et Paul Moreau, "Mariez-vous donc ! Réflexion critique sur le droit de la famille", Panoramiques - La famille malgré tout H, op. cil., p. 94-100.


9 - II est intéressant à ce sujet de voir de quelle manière Irène Théry tente de réaliser une synthèse originale de ces deux positions apparemment antagoniques dans Le démariage, puis plus récemment "Différence des sexes et différence des générations. L'institution familiale en déshérence", op. cd.

Schématiquement, on peut dire que la conjonction de ces deux logiques au sein du système juridique amène celui-ci, au travers des évolutions de la loi, à la reformulation d'une norme générale de fonctionnement familial où les deux membres du couple sont considérés sur une base égalitaire, et où les rôles parentaux ne demeurent égalitaires que dans le cas de la famille conjugale (avec l'identité de statut des deux parents).

En cas de rupture, la spécialisation féminine à l'égard de l'enfance est réaffirmée, en référence aussi bien à l'organisation dominante des pratiques qu'au processus de psychologisation du familial, correspondant à l'importance nouvelle accordée à l'individu ainsi qu'à ce que disent les experts de la vie psychique, selon un mouvement qui peut paraître paradoxal de conjonction de l'individualisme et de la différenciation parentale.

Les contenus de cette évolution peuvent manifester alors des aspects contradictoires:

- elle revalorise le rôle des femmes en leur donnant une position égalitaire dans la famille,

- elle déstabilise le père, qui se retrouve en position d'infériorité par rapport à l'éducation de l'enfant en cas de séparation, notamment dans les familles naturelles.

La loi de 1987 désigne explicitement la contradiction entre les deux logiques juridiques en prenant position pour l'autorité parentale conjointe (logique d'égalité) et contre la résidence alternée de l'enfant (logique de différenciation)10.
- elle ignore la situation des familles recomposées, pour lesquelles le beau-parent n'a pas d'existence juridique11 (ni droits, ni obligations) à l'égard des enfants de son nouveau conjoint.

10 - Pourtant, le partage du temps de l'enfant entre les deux domiciles de ses parents séparés serait une solution en continuité avec le principe de l'autorité parentale conjointe, or cette pratique est prohibée par la justice qui ne la reconnaît pas, et même la condamne au nom d'une autre logique, celle de l'intérêt de l'enfant et du primat accordé à la mère dans l'éducation au nom de cet intérêt.

11 - Cf. Les recomposition familiales aujourd'hui, op. cit., notamment la 4ème partie : DROIT, ainsi que la contribution de M.T. Meulders-Klein "Les recompositions familiales et le droit au temps du démariage". Voir aussi Dialogue - Les beaux-enfants. Remariages et recompositions familiales ,, n° 97, 3° tr. 1987, notamment la partie LE DROIT.


On le voit la position de la justice n'est pas homogène, elle fait référence à deux modèles pour gérer deux situations différentes : un modèle égalitaire, «moderniste», dans le cas de la famille conjugale, un modèle différenciateur, «traditionaliste», dans le cas des désunions. Ou, pour reprendre la distinction de Jacques Commaille, elle s'inscrit dans une opposition entre féminisme et .,familialisme»12.

12 - Jacques Commaille, Les stratégies des femmes, op. cd., notamment "De l'idée de conciliation à celle de confrontation «familialisme et «féminisme»", p. 126 et suivantes.

Ou, peut-être plus exactement, elle donne à voir le nouveau modèle dominant en matière de famille, qui effectue une synthèse entre éléments traditionnels: la spécialisation des femmes dans les soins aux enfants et la gestion familiale ; et éléments novateurs : l'individualisme et l'égalité entre les conjoints.
Selon les cas c'est l'aspect égalitariste (avec la famille conjugale) ou l'aspect dissymétrique (avec la famille désunie) qui est privilégié pour motiver la décision.

Une deuxième conclusion qui émerge de cette analyse est que la justice semble ne pas laisser de place à plusieurs modalités de fonctionnement familial même si plusieurs coexistent de fait.

En cas de désaccord elle met en avant l'une d'entre elles, ce qui contribue à renforcer sa position de modèle dominant, et ce au nom de cet intérêt-alibi que constitue l'intérêt de l'enfant.

«Le caractère hégémonique de cette notion consiste ainsi à ramener toutes les situations à un même principe, qui, du fait de son haut niveau moral ne peut être remis en cause, et sert alors à justifier toutes les contraintes et les restrictions apportées aux situations vécues. En d'autres termes, la notion d'intérêt de l'enfant permet à la justice (et au corps social) de synthétiser l'ensemble des savoirs vulgarisés et des a priori sociaux, pour élaborer une version normative du devenir des liens parentaux.
La mère, plus apte à s'occuper des enfants et, de plus, prédisposée à le faire, notamment lorsqu'ils sont petits, ne peut que se voir attribuer la résidence habituelle (à moins de manquements grave à son rôle maternel), le père, auquel on reconnaît une fonction irremplaçable, celle de symboliser l'autorité et la loi, doit demeurer un référent parental nécessaire pour l'équilibre même de l'enfant. II devra le voir régulièrement pour préserver son image, et exercera conjointement avec la mère l'autorité parentale lorsque des décisions engageant l'avenir de celui-ci devront être prises»13.

13 - Gérard Neyrand, "Divorce : et les enfants ?", Panoramiques, La famille malgré tout», op. cit. p. 137.

On le voit, si la justice a évolué quant à la façon dont elle légitime sa position au regard de certains principes de référence 
- avec schématiquement le passage d'une philosophie politique du droit à une expertise psycho-sociale de la socialisation de l'enfant 
- elle n'a pu véritablement changer quant à sa position de base : la référence à une seule norme familiale comme organisatrice des relations parentales après la désunion. En ce sens, elle exprime bien sa fonction de garante d'un ordre moral universaliste, dont les références mais non la structure ont pu évoluer.

Ce qui ne peut alors qu'entretenir le hiatus observé entre les pratiques du droit et celle des justiciables, en des temps où la diversification des références des acteurs influe directement sur la multiplication des façons de vivre en famille et débouche sur la pluralité de fait des structures (ou des formes) familiales, même si le modèle de vie relationnelle reste unique, voire dual.

En définitive, «toute observation de sciences sociales sur l'économie normative ne fait que rappeler, à l'inverse de la vision juridique du monde social, que rien n'est établi au départ, que tout est socialement construit, qu'une norme est aussi ce que la société en fait» 14.

14-Jacques Commaille, Misères de la famille, question d'État, op. cit., p. 133.

En ce sens, la norme juridique de la structure familiale nucléaire se trouve confrontée à l'existence de pratiques sociales déniant toute légitimité à sa prétention universaliste. Prétention qui s'appuie sur la spécification de rôles sexuels et parentaux différenciés sur la base de fonctions spécifiques attribuées à chacun des sexes par les traditions sociales et les savoirs constitués 15.

15 - Notamment la version lacanienne de la psychanalyse désignant la fonction maternelle et la fonction du Père.

Si la justice tient une telle position, qui entre en contradiction avec une partie des principes d'égalité entre les parents et de partage de l'autorité sur celui-ci après la séparation, c'est bien qu'elle se réfère à cet autre principe auquel elle accorde en ce cas valeur prépondérante : l'intérêt de l'enfant.

Une série de questions se posent alors.

- Quel rôle jouent ici les experts psychologiques invoqués et quel est le statut d'une telle expertise pour la justice ?

- En quoi les travaux en question sont-ils susceptibles de motiver une condamnation de telles pratiques d'alternance de la résidence de l'enfant ?

- Existe-t-il d'autres éléments d'information qui puissent mettre en doute une telle interprétation ?

- Pourquoi y aurait-il nécessairement un seul modèle de référence juridique en matière familiale ? Ne serait-ce pas une conséquence de la façon même de concevoir la loi dans nos démocraties ?

On le voit, l'étendue des questions est vaste. Je peux bien sûr apporter des éléments de réponse à certaines. Ce qui permettra sans doute d'alimenter la discussion.

Je ne reprends pas ici toute l'argumentation qui peut être développée pour répondre à de telles interrogations. Je vous renvoie pour cela notamment à mon livre L'enfant face à la séparation des parents.

Je dirais simplement:

1/ que le statut de l'expertise dans le fonctionnement de la justice est très controversé, que les experts sont souvent utilisés dans des stratégies dont la logique de fond les dépasse largement. Disons très caricaturalement que les psychologues sont plutôt utilisés dans le sens du maintien des différenciations familiales traditionnelles, et les sociologues dans celui de l'adaptation à l'évolution des moeurs.

2/ que les travaux évoqués pour justifier la condamnation de la résidence alternée au prétexte qu'elle déstabiliserait l'enfant (par exemple Française Dolto) sont loin d'émettre une opinion aussi tranchée, et par ailleurs ne font pas du tout l'unanimité.

3/ que d'autres travaux ont avancé une interprétation contraire à celle-ci. Mes propres résultats de recherche s'inscrivent clairement en ce sens, alors que je n'avais au départ aucune orientation militante dans les recherches entreprises.

4/ qu'il y a sans doute à l'heure actuelle une crise de légitimité de la façon de concevoir la loi en France, qui se traduit par des propos très critiques à l'égard du fonctionnement pour un grand nombre de justiciables.

On peut alors se poser la question de savoir pourquoi accorder une telle importance à la position de la Justice.

II est en effet tout à fait possible pour la question qui nous préoccupe de mettre en place une alternance des domiciles de l'enfant sans passer par la justice et par un simple accord des parents.

Deux éléments de réponse à cette remarque de bon sens.

- La première se situe dans le registre de la quotidienneté des rapports parentaux. Si une telle attitude nécessite un accord parental, il faut aussi que celui-ci perdure. Le parent qui ne bénéficie pas officiellement de l'attribution de la résidence habituelle de l'enfant risque donc de vivre en permanence dans la crainte de ce qu'une réactivation du conflit avec son ex-conjoint ne précipite l'arrêt de la mise en pratique d'une telle solution.

- Le seconde englobe d'une certaine façon la première dans la mesure où elle est plus fondamentale. La plupart des individus ne peuvent assumer sereinement une situation que si celle-ci possède une légitimité sociale et qu'elle est reconnue comme telle. Or, c'est essentiellement le droit qui, en l'occurrence, peut conférer à une telle pratique sa légitimité  dans la mesure où il conditionne non seulement l'accès à celle-ci mais bien des représentations sur le sujet.

En ce sens, les personnes qui disposeront des moyens symboliques suffisants pour mettre en oeuvre une pratique de garde non légitime se recruteront presque exclusivement parmi les catégories sociales cultivées, surtout celles qui ont pris le plus leurs distances avec les institutions, soit une proportion de 6% des divorcés et 11 % des ex-cohabitants selon une étude datant de 198616.

16 - Enquête Situations familiales de 1986 de l'INED et de L'INSEE.


II est intéressant alors de comparer ces chiffres avec ceux que l'on rencontre dans des pays où l'alternance des résidences est devenue une solution autorisée, voire même valorisée par la justice. C'est le cas par exemple dans l'état de Californie aux USA où près de la moitié des parents divorcés ont mis en oeuvre une telle solution.

GÉRARD NEYRAND

16 - Enquête Situations familiales de 1986 de l'INED et de L'INSEE.